CHAPITRE V

La ruse de Raymond Dorval avait démontré d'éloquente façon le bien-fondé de ses soupçons. Irina Taganova paraissait atterrée de se savoir désormais suspecte et recherchée par la police, laquelle, en ce moment même, préparait à son hôtel un piège à l'intention de l'imaginaire Rosa Esmeralda !

Devant sa mine catastrophée, Harry Forrest lui prit la main, la serra doucement dans la sienne :

— Ne dramatisez pas outre mesure, Irina. Vous n'êtes pas seule ni perdue à Los Angeles : nous vous aiderons à vous cacher. En supposant le pire, si vous étiez retournée à votre hôtel, la police n'aurait tout de même pas pu vous rendre complice d'un tel enlèvement.

— Tu n'oublies qu'une chose, Harry, objecta Dorval. Outre la police, il y a le Groupe 54/12 ! Tu penses bien qu'un enlèvement aussi spectaculaire a dû avoir un nombre impressionnant de témoins, attirés tout naturellement à leurs fenêtres par cette chute de tension ! Les agents de ce groupe très spécial ne peuvent pas ne pas avoir, eux aussi, levé le nez en l'air, vu l'escadrille de disques volants dont l'un se détacha pour se poser sur le toit du Walnut-Hôtel. La suite est facile à imaginer.

— Tu as sûrement raison, Ray, reconnut l'Américain. Et plus encore que la police, le 54/12 doit être sur la piste de notre amie !

Il hésita une seconde et finit par se résoudre à ajouter :

— Au diable les convenances, Irina ! Je vous propose de rester chez moi. J'ai deux chambres d'amis et, à condition de ne pas vous montrer sur le balcon, vous devriez pouvoir être pour un temps à l'abri des recherches. Nul ne sait que nous nous connaissons et ce n'est pas ici qu'on viendra voir si vous y êtes !

— L'idée me paraît bonne, Irina, déclara l'Italienne. Dès demain matin, je viendrai teindre tes cheveux... Les couper, d'abord, pour te faire une coiffure très courte qui modifiera ton aspect. Avec des lunettes à verres fumés, tu pourras même sortir, à condition d'être prudente.

Irina acquiesça mais ne put s'empêcher de caresser machinalement, avec une moue de regret, ses longues mèches blondes.

— Oui, j'imagine ce que vous devez éprouver, sourit l'Américain. Mais si vous êtes ravissante en blonde, pourquoi ne le seriez-vous pas, aussi, en brune ?

Dorval récupéra sur le bahut son appareil, en ôta le téléobjectif qu'il plaça dans son boîtier plastique et soupira, avec un clin d'oeil complice à la jeune Italienne :

— Après une telle entrée en matière, nous n'avons plus qu'à filer sur la pointe des pieds, Monica ! Les relations russo-américaines vont sûrement connaître une période de détente !

— Idiot ! protesta — pour la forme et avec un sourire — l'Américain.

Douraki ! lança — également pour la forme — la géophysicienne qui ajouta à l'intention de Forrest : cela veut dire aussi idiot en russe, daragoï ([24]).

— Et... daragoï ? s'étonna-t-il en savourant les effluves de son parfum. Fleurs de Rocaille.

Elle préféra attendre le départ de leurs amis pour traduire ce mot dans l'intimité...

 

*

 

Le lendemain matin, la presse se faisait l'écho du sensationnel kidnapping des huit savants par un disque volant alors que la ville de Los Angeles était plongée dans une obscurité quasi totale. Les journalistes s'interrogeaient sur les raisons de ce rapt et des événements connexes, non moins étranges, qui l'entouraient, notamment la perte de conscience de tous les occupants de l'hôtel. Les dépêches des agences de presse révélaient, par ailleurs, que, presque au même moment, à New York, trois autres savants, dont un Japonais et un Chilien, avaient subi un sort identique en présence de la bonne du professeur Rinngold, l'attaché au département biologique de la N.A.S.A.

Les journaux se posaient la même question : quelle mystérieuse réunion tenaient donc les huit scientifiques de Los Angeles et les trois de New York ? Y avait-il un rapport entre ces deux rapts et la disparition de nombreux autres chercheurs, de par le monde, durant ces dernières quarante-huit heures ? Car on avait effectivement enregistré la disparition — inexpliquée, en l'absence de témoins — non seulement de savants, mais aussi de techniciens, d'ingénieurs, voire d'artistes peintres, de cinéastes ou reporters célèbres. Même les milieux religieux n'avaient pas été épargnés par cette épidémie et on signalait aussi la disparition d'un évêque, d'un rabbin et de deux pasteurs !

Une double énigme irritait notamment les enquêteurs de Los Angeles : dans la chambre de l'un des disparus avait été découvert un récepteur-radio, modèle de l'armée, connecté à un magnétophone, mais aucune bande magnétique. A quoi ces appareils avaient-ils pu servir et qu'étaient devenues les bandes enregistrées dont les boîtes, vides, se trouvaient empilées auprès du magnétophone ?

 

L'autre énigme concernait la géophysicienne soviétique Irina Taganova, qui logeait au même quinzième étage et appartenait, sans aucun doute, à cette équipe de savants internationaux. L'enlèvement de ces derniers avait eu de très nombreux témoins qui, des quartiers environnants, observèrent la scène à l'aide de jumelles. Aucun d'eux ne mentionnait la présence d'une femme parmi les huit personnes qui, sur le toit de l'hôtel, gravirent le plan incliné menant au cœur du disque volant. Or, la géophysicienne soviétique n'avait pas